Dans le contexte inédit que nous traversons tous, la lassitude, bien normale, sollicite notre capacité d’adaptation depuis un an déjà. Ce jour-là, nous décidons ensemble de « faire d’une pierre deux coups » et profiter d’une séance de supervision pour en faire un moment de réflexion en équipe et poser les bases de cet article. Au final, celui-ci se rapproche plus d’un compte-rendu, tant il est proche de la réalité partagée ce matin-là, soit d’un moment où l’intelligence collective fait une fois de plus ses preuves. Les thèmes qui se dégagent sont communément appelés prévention de la rechute et accompagnement des patients abstinents.

Nous partons des questionnements et ressentis complexes de collègues de l’accueil face à deux patients qui, dernièrement, alors qu’ils vont mieux sur le plan de leur addiction et ont atteint une abstinence certes souhaitée, souffrent voire décompensent sur le plan psychique.

L’une d’entre elles, une femme d’une cinquantaine d’années, est suivie dans notre centre depuis une année, adressée par son psychiatre en raison de consommations importantes d’alcool, de cocaïne, de cannabis et de cigarettes. En une année, Madame stoppe progressivement toutes ces substances ! Les comorbidités sont investiguées et le traitement est adapté en fonction. Elle investit massivement son suivi, psychothérapie individuelle, auriculothérapie NADA, suivi social et soutien important pour la gestion du quotidien lors de ses passages avec les collègues de l’accueil. La patiente interpelle notre collègue lors d’une séquence d’auriculothérapie : « j’ai tout fait bien mais je ne vais pas bien. Je veux rester abstinente mais je ne suis pas bien ». Une autre collègue rapporte, elle, la situation d’une patiente souffrant d’une dépendance à l’alcool et de dépression. Abstinente depuis plusieurs mois, son traitement de la dépression est également adapté, mais elle décrit un vide, un mal être permanent. Déçue et frustrée, elle réalise ne pas se sentir aussi bien qu’elle l’avait imaginé, rêvé.

Nos collègues questionnent notre position voire nos attentes en tant que soignants vis-à-vis de l’abstinence ou des projets d’abstinence de nos patients dépendants. Une certaine logique soignante voudrait que ce soit, en effet, un objectif à atteindre.

Une autre collègue relève que les substances, ou comportements addicts, viennent colmater une faille sur le plan interne, sur le plan psychique. Il s’agit donc avant tout d’un mécanisme de protection de la psyché, autrement dit d’une carapace. Enlever l’objet d’addiction peut donc laisser à penser que le patient va se retrouver à nu, écorché vif. Philippe Jeammet, psychanalyste spécialiste des adolescents, a d’ailleurs écrit un article intitulé « Les conduites addictives : un pansement pour la psyché ». Le titre en lui-même est évocateur ; s’il y a pansement, c’est qu’il y a blessure, blessure interne, blessure psychique, sur fond de défaillance des assises narcissiques.

Suit un apport de notre superviseuse, qui relève que, sur le plan systémique, le produit est considéré comme une solution au sein d’un processus dynamique, d’un système, qui vise à faire face aux souffrances psychiques et difficultés existentielles. Mais cette « solution » comporte des revers et peut devenir un problème en soi, c’est là où les patients viennent généralement consulter.

Entre solution et problème, nous sommes donc avec l’addiction face à un paradoxe et nous pouvons nous-mêmes être pris dans un dilemme entre notre enthousiasme de voir nos patients atteindre les objectifs qu’ils se sont fixés en début de suivi et un certain désarroi face à leur vécu émotionnel difficile. L’abstinence est-elle vraiment à souhaiter ? D’ailleurs, le dernier film « Drunk », du danois Thomas Vinterberg, qui vient tout juste de lui valoir l’Oscar du film international, n’évoque-t-il pas le fantasme d’une ivresse constante ? Quatre enseignants testant une théorie selon laquelle les humains vivraient avec un déficit d’alcool dans le sang ?

Alors, comment accompagner nos deux patientes et d’autres ? La « prévention de la rechute » est complexe. Abstinents, les patients se trouvent confrontés à leur vulnérabilité émotionnelle et chamboulés dans leurs repères psycho-sociaux. Aux moments de manque et de lutte contre la substance, s’ajoutent des ressentis confus. Nous observons en effet combien certains sont perdus entre une forme de rationalité (avoir atteint ses objectifs, être mieux physiquement, être bien vus socialement, mieux gérer ses finances, reprendre le contrôle de sa vie, etc.) et la désillusion d’une vie meilleure attendue ou plus simplement d’un vécu meilleur.

Dans notre échange, des questionnements fusent : reconnaître et valider cette souffrance, ce mal de vivre sans substance n’est-ce pas risquer d’encourager le patient à rechuter ? Jusqu’où entretenons-nous activement avec les patients une illusion que tout ira mieux après, une fois l’addiction écartée de leur vie ? Sommes nous figés dans l’idéalisation de l’abstinence au mépris d’une réelle connexion à la souffrance interne sous-jacente à la problématique addictive? Pire, notre vision idéalisée de la mission de soignant qui aide son patient à écarter le symptôme n’entraîne-t-elle pas ce dernier à se trouver empêtré dans une envie de bien faire et de ne pas décevoir, envie qui pourrait bien à son tour entraîner des ressentis douloureux. Comment aider alors le patient à venir nous parler de toute l’ambivalence de leur situation nouvelle ?

Une illustration suit un patient, un homme d’une cinquantaine d’années, en psychothérapie depuis quelques années, tout-à-fait inséré dans la société, qui a repris il y a peu une consommation de cannabis. Depuis quelques semaines, il arrive un peu plus en retard à ses séances, ce qui est finalement questionné au sein de sa thérapie. Ceci permet d’ouvrir tout le champ du ressenti interne autour de la honte de décevoir l’autre, des attentes à son égard, de sa dépendance au regard de l’autre, de ses propres exigences internes, etc.

Nous réalisons combien nous pouvons incarner une forme de pression et/ou d’exigence pour les patients. Comment être attentifs à la possibilité qu’ils se retrouvent, bien involontairement de part et d’autre, pris dans une crainte de décevoir. Pourtant, il s’agit évidemment de rester encourageant face à leur chemin vers l’abstinence, lorsque tel est leur projet ? Rester encourageant sans pour autant devenir enfermant. Plus que les réponses, ce sont les interrogations et réflexions qui nous aident, nous permettent d’élargir nos visions, de rester attentifs à toute la complexité de ce qui est vécu, voire de nous dégager quelque peu d’éventuelles attentes de soignants.

La discussion s’oriente ensuite sur un autre aspect. Dans la première situation évoquée, la patiente développe un lien massif avec les différentes personnes de l’équipe qui s’occupent d’elle. D’autres question se posent : ne devient elle pas dépendante des soins ? Ne sommes nous pas en train de remplacer une dépendance par une autre ? Est-ce éthique ?

Nous approfondissons alors les notions d’étayage et de temporalité qui sont en jeu. L’extrême dépendance envers notre structure que développe notre patiente peut être considérée comme un passage nécessaire et positif pour elle. En effet, alors qu’elle régulait son état interne en recourant à une substance, désormais « à nu » face à son monde interne, la régulation passe par un étayage massif sur le lien à ses soignants et au centre dans son ensemble. Le temps, lui, a besoin de temps ! Faut-il s’inquiéter que ces patients ne puissent jamais sortir de cette dépendance à l’autre ? L’une d’entre nous rappelle les propos d’un médecin addictologue reconnu qui disait combien le gage d’un bon travail avec certains patients est le maintien dans le centre de soin le plus longtemps possible…

Rappelons que le psychothérapeute, l’équipe soignante, l’institution, occupent une fonction transitionnelle lors du processus du changement. Transition de la dépendance au produit, passant par la dépendance au lien thérapeutique pour aller vers une meilleure autonomie. A travers un suivi régulier, bien souvent au long cours, et un travail psychothérapeutique, il s’agit de contenir les comportements à risque et aider le patient à augmenter sa capacité à faire face à ses émotions, pensées, représentations, sensations et comportements, capacité qui puisse à terme l’aider à mieux s’étayer sur lui-même et moins sur la structure de soins et les soignants.

Ce moment de supervision nous aura permis, ce jour-là, de partager notre vécu de désarroi, d’impuissance et de frustration face à certains patients abstinents mais pour qui la vie sans substances est d’autant plus pénible. Nous avons élaboré notre réflexion autour des notions d’attentes, d’idéal et leur pendant, la désillusion, la désidéalisation, la déception. Enfin, nous avons conclu sur une note de Robert Neuburger, qui questionne comment supporter l’existence : «  Nous sommes mortels. Donc la question n’est pas de savoir pourquoi certains se montrent déprimés, mais plutôt de comprendre pourquoi nous ne le sommes pas constamment, étant donné ce destin qui est le nôtre d’être sur terre provisoirement ».

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